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Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction
Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction

Anaïs Collet : Rester bourgeois. Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction (La Découverte) / RevueEthnologie française 2015/1 Dossier La mesure du danger (PUF)

La bourgeoisie, disait Roland Barthes, est « la classe sociale qui ne veut pas être nommée ». Anaïs Collet récuse également le terme d’origine américaine « bobo », tout comme la plupart des personnes rencontrées au cours de cette enquête sur deux quartiers emblématiques du phénomène de la gentrification : la Croix-Rousse à Lyon et le Bas-Montreuil en Seine-Saint-Denis. Deux quartiers populaires très différents, qui ont donné lieu à des modes d’investissement distincts, ce qui suffit à douter de la validité univoque de l’étiquette « bourgeois-bohème », d’autant que des nuances sensibles existent entre les différentes générations d’habitants, depuis les pionniers des années 70 et 80, volontiers militants et associatifs, aux plus récents, individualistes et davantage soucieux d’exprimer un positionnement social à travers les qualités esthétiques d’un logement réaménagé à leur goût, dans un quartier de mixité sociale postulé convivial.

C’est au début des années soixante que la géographe britannique Ruth Glass a forgé le terme « gentrification » pour décrire les transformations économiques, sociales et foncières d’un quartier populaire et central de Londres. La « gentry » était au départ une élite rurale, une classe intermédiaire entre l’aristocratie terrienne et les fermiers. Par analogie, l’expression « urban gentry » désignait cette classe moyenne qui s’est mise à préférer le centre-ville à la torpeur des banlieues. On peut observer le même processus à Harlem ou SoHo, à New York ou à Kreuzberg, dans Berlin. Il est évidemment lié à l’opportunité financière que représentent ces quartiers désindustrialisés où l’offre immobilière est moins chère. Et il se traduit en général par le départ des anciens occupants, l’afflux des marchands de biens alléchés par l’effet de mode et la corrélative hausse des prix. Ce qui fait dire au géographe Neil Smith que « la gentrification est l’une des formes contemporaines de la luttes des classes ».

Outre la diversité des cas de figure analysés par Anaïs Collet dans cette enquête, son intérêt réside dans sa manière d’appréhender la gentrification – je cite « comme un processus d’appropriation, de transformation et de reclassement symbolique de l’espace » et une façon de « jouer avec les frontières sociales » où l’on peut lire une forme de « spatialisation » de la question sociale. D’une manière générale les « gentrifieurs » sont des ménages plutôt jeunes et mieux dotés en ressources culturelles qu’en capital économique, une nouvelle classe moyenne au « style de vie artiste » et non-conformiste, où l’on compte, plus qu’ailleurs, des professions dans les domaines de la recherche, de la santé, du travail social, de l’information et de la communication, des arts et spectacles, et plus qu’ailleurs également des statuts précaires que vient compenser l’acquisition d’un logement en lieu et place des garanties autrefois offertes par l’emploi salarié en CDI.

Mais des premiers occupants du quartier de la Croix-Rousse, militants opposés aux projets immobiliers de démolition, tout imprégnés de la mémoire ouvrière et rebelle des canuts – au point qu’on désigne par ce terme une maison traditionnelle sur la « Pente » et qu’il est devenu une sorte de label – aux nouveaux arrivants, individualistes et pragmatiques, soucieux de s’assurer un bien à forte plus-value potentielle pour leur retraite – même s’ils n’ont que trente ans – dans un quartier devenu l’un des plus touristiques de Lyon et l’un des plus chers aussi, il y a un fossé voire un abîme. Même les apprentis spéculateurs pointent le nez… Une « bourgeoisie près du plancher », en somme, comme le reconnaît Lilas, graphiste free lance, arrivée elle à Montreuil en 2000. Malgré cette diversité de motivations la sociologue relève à Lyon un style commun et presque stéréotypé de réhabilitation des logements, « poutres et pierres mises à nu, parquets ou tomettes rénovés » mais conservés, mezzanines, et isolation renforcée en vue des économies d’énergie. À Montreuil c’est la vogue des lofts dans d’anciens bâtiments industriels, répondant eux aussi à des critères esthétiques de réhabilitation souvent identiques, illustrant encore cette forme inédite de spatialisation de la problématique sociale, une forme nouvelle de « distinction » par l’inscription dans les lieux, même si plus hétérogène que celle que Bourdieu avait étudiée à propos de l’homologie géographique entre espace urbain et champ professionnel dans le cas de la haute-couture.

Jacques Munier

http://www.franceculture.fr/emission-l-essai-et-la-revue-du-jour-les-quartiers-populaires-nouveaux-chantiers-de-la-distinction-r

Tag(s) : #ethnologie, #urbanisme
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